Tout pouvoir légitime vient de Dieu

Tout pouvoir vient de Dieu, un paradoxe chrétien.

Recension de l’essai philosophique d’Émilie Tardivel, Tout pouvoir vient de Dieu, un paradoxe chrétien, publié début 2015 aux Éditions Ad Solem.

“Tout pouvoir vient de Dieu” ?

Quiconque aime à lire les Écritures s’est un jour trouvé nez-à-nez avec ce verset de l’apôtre Paul : “Tout pouvoir vient de Dieu” (Rm 13, 1)1 sans trop savoir quoi en faire.

S’il appartient à l’exégète de restituer ce verset dans son contexte et de l’éclairer par son insertion dans l’ensemble plus large qu’est la Bible et s’il appartient au théologien d’essayer d’en tirer une théologie de la politique pour penser la place des institutions humaines dans le plan de Dieu, c’est au philosophe qu’il appartient, semble-t-il, de déplier le texte afin dans révéler toutes les implications.

C’est en tout cas ce que se propose de faire Émilie Tardivel, docteur en philosophie et maître de conférence à l’Institut Catholique de Paris, dans son récent essai Tout pouvoir vient de Dieu, un paradoxe chrétien. En une centaine de page, l’auteur met au jour la pensée politique condensée dans le verset de Paul et portée par les premières générations de chrétiens2.

Ni concurrence, ni justification

“Tout pouvoir vient de Dieu”. S’agit-il pour Paul de prôner la soumission au pouvoir en place – l’Empire qui persécute les chrétiens – au nom d’une citoyenneté céleste qui devrait nous désintéresser de la vie politique ? S’agit-il au contraire de poser les bases d’une théocratie fondant directement le pouvoir des hommes sur l’autorité divine ? “Ni concurrence, ni justification” répond la philosophe.

Ni concurrence. La cité céleste dont parle l’apôtre (Cf. Ph 3, 20) ne nous arrache pas à la terrestre. Elle implique plutôt une nouvelle manière d’en être citoyen : “Toute terre étrangère est [aux chrétiens] une patrie et toute patrie [leur est] une terre étrangère”, lit-on ainsi dans un texte chrétien du IIe siècle (Épitre à Diognète V, 5). La manière chrétienne d’être citoyen consiste ainsi en une “distance responsable” par laquelle le chrétien est à la fois engagé dans la cité et critique en face d’elle.

Ni justification. L’apôtre ne justifie pas non plus le pouvoir en place. Au contraire “dans le contexte du principat romain, – écrit É. Tardivel – déclarer que « tout pouvoir (potestas) vient de Dieu » et donc que Dieu est l’auctoritas qui confirme et augmente la potestas dans son exercice, revenait par conséquent à enlever l’auctoritas à l’empereur, non pour la rendre au Sénat, mais pour la rendre à Dieu”. Autrement dit, loin de donner une justification au pouvoir de l’Empereur, le verset de saint Paul remet l’Empereur à sa place à la manière dont Jésus déjà répliquait à Pilate, non en signe de soumission, mais au contraire d’indépendance : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut » (Jn 19, 11).

L’antidote chrétien à l’idolâtrie du politique

Face à un pouvoir qui aimerait s’auto-fonder – un pouvoir qui voudrait, de sa propre autorité, se donner à lui-même sa légitimité – le verset de Paul aux Romains est un véritable explosif. “Tout pouvoir vient de Dieu” doit s’entendre : “Aucun pouvoir ne se fonde sur lui-même“. Là où le pouvoir politique est dans l’illusion d’une auto-fondation, se sacralise et finalement en vient à s’idolâtrer lui-même, le chrétien oppose une “transcendance absolue” : Dieu. Tout pouvoir repose sur une autorité qui le transcende, le précède et le fonde. Sans cette autorité (divine), le pouvoir (politique) n’est rien.

Le fondement étant absolument transcendant aucun pouvoir particulier ne peut prétendre se l’approprier, en être l’égal. Faire de Dieu l’autorité fondant le pouvoir politique c’est remettre la politique à sa place – place toute limitée – et rompre avec toutes les formes d’absolutisation du politique. Faire de Dieu la source de tout pouvoir c’est remettre l’Empereur (ou le Président) à sa place une fois pour toute.

Disons-le encore autrement, Dieu (comme autorité) est la fin ultime de la politique (comme pouvoir). Mais il faut l’entendre au double sens du mot fin. (1) Dieu est la vocation (la fin comme finalité) de la politique, ce qui implique que le pouvoir politique soit rapporté au Christ Seigneur. (2) Dieu est la suppression (fin au sens du point final) de la politique, le Règne de Dieu ne se confondant donc jamais avec un règne théocratique humain.

La transcendance absolue de Dieu comme origine3 et comme fin4 de la cité politique produit donc le paradoxe chrétien d’une politique rendue possible par sa suppressionC’est en renonçant à faire du pouvoir politique le tout de la politique que l’on posera les actes les plus authentiquement politiques. Les chrétiens, par leur citoyenneté céleste et la “distance” au politique qu’elle implique, donnent à la politique (à l’Empire, à la République, …) le fondement qui lui manquait.

L’autonomie – iconique – du pouvoir politique

Mais la profondeur véritable de l’analyse d’É. Tardivel se révèle dans la conclusion de l’essai lorsqu’elle pointe l’ultime conséquence impliquée par la fondation du pouvoir politique sur une autorité “absolument transcendante”.

Puisqu’aucun pouvoir ne peut s’identifier au fondement qu’est Dieu, il faut reconnaître une certaine “absence” de ce dernier à la sphère politique. Absence qu’il ne faut pas entendre comme un abandon du monde par Dieu, mais plutôt comme ce genre particulier d’absence dans laquelle rayonne une présence.

Pour le chrétien, le fondement du pouvoir est absent, mais non plus manquant. Il manquait pour les païens fondant le pouvoir sur lui-même (ou sur de faux dieux) et donc en réalité ne le fondant pas. Il est absent pour les chrétiens en ce qu’il reste toujours transcendant.

Il est absent à la manière du père qui doit se retirer pour laisser croître son fils, et n’apparaît comme père qu’à mesure qu’il recule pour laisser son fils être.

Par cette transcendance-absence se trouve assurée l’autonomie de la cité terrestre : bien que Dieu soit son origine et sa fin, ce sont les hommes qui doivent en inventer les moyens.

Autonomie du pouvoir humain qui, toute relative à sa transcendance fondatrice, n’a rien d’une auto-fondation5, mais indique au contraire une lourde responsabilité vis-à-vis de Dieu : le pouvoir se doit d’être “iconique”, exercé de telle manière qu’il soit l’image de celui qui en la source – Dieu – et que finalement il s’abolisse en lui.

Du pouvoir sacralisé au pouvoir iconique, É. Tardivel, en interprète du christianisme des origines, nous fait passer de la “passion du pouvoir” au “désir de se dévouer“.

Benoît

Notes :

1. Traduit ici d’après la Vulgate : “non est enim potestas nisi a Deo
2. notamment dans l’Épitre à Diognète et les écrits de Tertullien et Justin qu’elle commente avec précision
3. par la création immémoriale du monde
4. par sa destinée eschatologique
5. Le pouvoir est “a-fondé” et non plus “non-fondé” ou “auto-fondé” dit E. Tardivel

Source : http://cahierslibres.fr/2015/05/tout-pouvoir-vient-de-dieu-un-paradoxe-chretien/

« Tout pouvoir vient de Dieu » : une critique de la théocratie.

Libre recension de Tout pouvoir vient de Dieu, Un paradoxe chrétien, Paris, Ad Solem, 2015, d’Emilie Tardivel.

«Tout pouvoir vient de Dieu», Lettre aux Romains, 13, 1.

Une telle phrase est-elle une justification théocratique de n’importe quel régime ? Signifie-t-elle qu’on ne pourrait gouverner qu’au nom de Dieu ?

Emilie Tardivel apporte dans un court opuscule, Tout pouvoir vient de Dieu, Un paradoxe chrétien, une réponse négative. Il faudrait voir dans une telle phrase une remise en cause de tous les pouvoirs, et non leur justification absolue. En effet, dire que tout pouvoir vient de Dieu, c’est dire qu’il ne vient pas de celui qui l’exerce. Donc qu’il ne saurait valoir en lui-même, qu’il n’est pas fondé par lui-même. Donc qu’il ne peut s’exercer arbitrairement – et même qu’il ne peut s’exercer qu’arbitrairement s’il s’exerce seulement au nom de lui-même, c’est-à-dire au nom de l’ordre.

« Cette formule implique simplement un autre rapport au pouvoir, un rapport qui le maintient dans une distance critique à l’égard de lui-même »[1].

Ainsi, affirmer que tout pouvoir vient de Dieu, c’est empêcher l’idolâtrie qui guette la politique. La politique a tendance à se regarder elle-même, à contempler sa propre puissance, en ne cherchant rien d’autre que son accroissement. Dire que tout pouvoir vient de Dieu, c’est situer le pouvoir par rapport à quelque chose de plus grand que lui. C’est dire que la puissance n’est pas la norme ultime d’une bonne politique.

Plus encore, c’est situer le pouvoir dans l’horizon de sa suppression. Si tout vient de Dieu, tout revient également à Dieu. Le pouvoir est appelé à être supprimé : pas seulement à la fin des temps, mais en tant qu’il est conçu comme légitime seulement s’il fait advenir un lien politique qui se passe de pouvoir – lien que Saint Paul appelle d’un nom aujourd’hui galvaudé : l’amour. En ce sens dire que tout pouvoir vient de Dieu n’est pas une maxime théocratique, mais anarchiste – s’il nous est permis d’employer ce mot ambigu. Pour éclairer ce qu’elle appelle le « paradoxe eschatologique du pouvoir », Emilie Tardivel cite une phrase très intéressante de Gaston Fessard, selon laquelle si le pouvoir « poursuivait une autre croissance que celle qui le mène à disparaître, il deviendrait illégitime, et le droit par lui créé ne serait plus du droit »[2]. Autrement dit : si le pouvoir ne cherche pas à s’abolir lui-même en instituant une société où règne l’Amour, il est condamné à disparaître.

Dans tous les cas, il doit disparaître.

[1] P. 99.

[2] Gaston Fessard, Autorité et bien commun, Paris, Aubier, 1944, p.59. Citation légèrement modifiée.

Source : https://www.lesalternativescatholiques.fr/2015/04/12/tout-pouvoir-vient-de-dieu/



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