Thomas d’Aquin et Sola Scriptura

Cet article est dédié avec amour à un romain très cher à mon coeur, qui m’a menacé de me dragonner la tronche si jamais j’osais encore affirmer que Thomas d’Aquin soutenait Sola Scriptura. Comme j’ai toujours eu envie de voir un vrai dragon, et que je suis sûr que cet ami a envie de revoir la France, je tâcherais dans cet article de l’obliger.

Thomas d’Aquin serait donc en accord avec Sola Scriptura. Voilà la thèse de cet article, et je défendrai cela par une exégèse aussi complète que possible de ses textes.

Considérations préliminaires

D’abord je dois définir ce qu’est Sola Scriptura : c’est la notion (protestante) qui dit que l’Ecriture seule fait autorité en manière de doctrine. Cela n’empêche pas l’Eglise d’avoir une autorité doctrinale propre, mais celle-ci est soumise à l’Ecriture et va aussi loin que ce qu’elle affirme est soutenu par les Ecritures même. J’en avais déjà parlé dans un autre article.

Ensuite, si nous cherchons une telle notion dans Thomas d’Aquin, sous quel mode devons nous la chercher, considérant que Thomas a écrit avant la Réforme? Demander à ce que Thomas ait exactement les mêmes mots que les réformateurs est aussi déraisonnable que de demander à Origène ou Tertullien d’utiliser « homoousios » pour la Trinité. On reconnaît que les Pères de l’Eglise anté-nicéens ont enseigné la Trinité non parce qu’ils ont le vocabulaire de Nicée, mais parce que les éléments nicéens sont présents dans leur texte.

Quels sont les éléments de Sola Scriptura qui seraient raisonnables de chercher dans Thomas d’Aquin? J’en distingue trois.

  1. L’Ecriture est Autorité Suprême
  2. L’autorité de l’Eglise est soumise à l’autorité des Ecritures.
  3. L’église fait autorité  aussi loin qu’elle est en accord avec les doctrines

Si nous avons ces trois éléments, il est raisonnable de dire que nous avons Sola Scriptura. Par comparaison, le catéchisme de l’église catholique affirme le point 1, mais rejette le point 2 et 3 en disant que la Tradition fait autorité égale avec les Ecritures.

Je vais donc amener les textes les plus couramment amenés au débat, tout ceux que j’ai pu identifié sur le sujet, en faire une analyse individuelle et pour chaque texte, voir s’ils valident ces trois éléments.

Commentaire de Jean 21,  §2656

En ce qui concerne les textes pour Sola Scriptura, le plus souvent cité est le commentaire de l’évangile de Jean par Thomas d’Aquin (presque aussi long que la Summa Theologia!). Il est écrit:

« Il faut remarquer que, bien que beaucoup aient déjà écrit sur la vérité catholique, la différence est que ceux qui ont rédigé l’Écriture canonique – les évangélistes, les Apôtres et d’autres encore – la proclament avec une telle constance qu’ils ne laissent pas la moindre place au doute. C’est pourquoi Jean dit : ET NOUS SAVONS QUE SON TÉMOIGNAGE EST VRAI – Si quelqu’un vous annonce un autre Évangile que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathèmeLa raison en est que seule l’Écriture canonique est la règle de la foi.

D’autres encore ont parlé de la vérité en ne voulant être crus que dans ce qu’ils disent de vrai. »

Le texte est assez clair pour ne pas avoir besoin d’un long commentaire : Seule l’écriture canonique – définie de façon très pratique comme « écrits des apôtres et évangélistes » – fait autorité pour déterminer la foi, au sens doctrinal. Sola Scriptura quoi.

Objection 1, sur la traduction de « Scriptura est regula fidei »

Certains apologètes catholiques ont protesté contre cette traduction en disant qu’il ne fallait pas traduire par « seule l’Ecriture est la règle de la foi » mais par : »seule l’Ecriture est une règle de foi ». J’ai deux objections à cette traduction:

  • Elle n’est pas cohérente avec l’argumentation et le contexte de la phrase. Thomas est en train d’insister que Jean dit: « Et son témoignage [de l’apôtre] est vrai », c’est d’une certitude supérieure aux autres auteurs chrétiens. Dire que le témoignage de l’apôtre est « une » règle de foi, c’est dire que les autres auteurs chrétiens en sont une autre,et c’est contradictoire avec l’argument même de Thomas.
  • Deuxièmement, il n’y a pas de raison de dire que c’est une meilleure traduction: en latin, il n’y a pas d’article défini ou indéfini. C’est le contexte qui détermine de si je parle de « une » règle de foi ou de « la » règle de foi. Or je viens de dire que le contexte penche très clairement en faveur de l’article défini. La seule raison pour laquelle on le traduirait autrement, c’est par loyauté idéologique. Et ce n’est pas comme ça qu’on défend la vérité.
Objection 2, sur la distinction écrits non-canonique/tradition

Il a été proposé aussi l’argument suivant, que je cite scrupuleusement:

« L’apôtre Jean ne fait pas référence à l’autorité des enseignements de l’Ecriture ni de la Tradition Sacrée en contraste avec les Écritures, mais de l’Ecriture contre les écrits non-canoniques. Seul les apôtres originels [sic] dans leurs écrits affirmaient la vérité « qui ne pouvait pas être doutée ». Les autres doivent être mesurés contre l’Ecriture, la Tradition Sacrée, et l’enseignement de l’Eglise Catholique. Notez que dans ce même paragraphe Thomas affirme que l’apôtre Jean « parle au nom de toute l’Église par laquelle cet Évangile fut reçu – Ma bouche s’exercera à la vérité ». Nous avons ici la position de Thomas d’Aquin sur l’enseignement de l’Eglise comme « règle divine et infaillible » et ses déclaration sur la tradition apostolique ci-dessus. »

Alors là, j’ai l’impression d’entendre le « Justice Kennedy » justifier le droit à l’avortement sur la base d’une « pénombre » dans la constitution.

Je reproche à mon honorable contradicteur de lire le Thomas d’Aquin du XIIIe siècle à la lumière d’une compréhension de la Tradition du XXe siècle. Est ce cohérent avec la Magistère actuel? Certainement. Est ce cohérent avec ce que dit Thomas d’Aquin lui-même? Non. C’est même faire une violence au texte. En effet, d’où vient cette distinction qu’il fait? Qu’on me pointe donc dans le texte où on trouve des raisons de croire que pour Thomas « tradition » ne signifie pas « productions écrites en dehors des apôtres ».

Par ailleurs, je vous rappelle les propos de Thomas: « Seule l’écriture canonique est règle de foi« . Il a raison de dire que Thomas oppose écrits des apôtres (écritures canoniques) aux écrits en dehors des apôtres. En revanche, là où je ne comprends pas mon auditeur, c’est comment « Seules les Ecriture canoniques » peut être tordus en « l’Ecriture, la Tradition Sacrée, et l’enseignement de l’Eglise Catholique. »

Conclusion
  • Valide-t-on le fait que l’Ecriture fait autorité suprême?
    Oui.
  • Valide-t-on le fait que l’enseignement de l’Eglise est soumis à l’Ecriture?
    Oui, et ironiquement, c’est grâce au début de paragraphe cité par cet apologète catholique: toute l’église affirme… que les Ecritures canoniques seules font autorité
  • Valide-t-on le fait que l’enseignement de l’Eglise fait autorité aussi loin qu’il est soutenu par les Ecritures?
    Oui, ainsi: « D’autres encore ont parlé de la vérité en ne voulant être crus que dans ce qu’ils disent de vrai »

Donc le commentaire de Jean valide bien les éléments de Sola Scriptura.

Quodlibet 12, question 17

Les quolibets étaient des sortes de questions spontanées,  assez comparable à ce qu’il se passe lors de la fin de nos conférences et que vient le temps des questions/réponses. Visiblement, un des étudiants de Thomas s’est demandé si la Tradition avait une autorité divine, puisqu’il demande: Tous ce que les saints docteurs ont dit venait-il de l’esprit saint?

Il semble que non.

En effet, dans leurs écrits, il se trouve des erreurs, car ils sont parfois en désaccord. Or, ne peut être vrai ce qui est dissemblable ou discordant, car les deux parties d’une contradictoire ne peuvent être vraies.

Cependant, il appartient à la même personne de faire quelque chose pour une fin et de mener à cette fin. Or, la fin de l’Écriture, qui vient de l’Esprit Saint, est l’enseignement des hommes. Or, cet enseignement des hommes ne peut exister que par les interprétations des saints. Les interprétations des saints viennent donc du Saint-Esprit.

Réponse. Les Écritures ont été interprétées et données par le même Esprit Saint. Ainsi, il est dit en 1 Co 2, 14‑15 : L’homme animal ne perçoit pas ce qui est de Dieu…, mais l’homme spirituel juge tout, et principalement pour les choses qui relèvent de la foi, car la foi est un don de Dieu. Et ainsi, l’interprétation des discours est comptée au nombre des dons de l’Esprit Saint, 1 Co 12, 11.

Les charismes ne sont pas des habitus, mais des mouvements de l’Esprit Saint ; autrement, s’ils étaient des habitus, par le don de prophétie un prophète aurait une révélation quand il le voudrait, ce qui est faux. C’est pourquoi l’esprit est parfois touché par l’Esprit Saint au sujet de choses secrètes à révéler, et parfois il ne l’est pas, et certaines choses leur demeurent cachées. Ainsi, Élisée dit, 2 R 4, 27 : Le Seigneur me l’a caché. Parfois aussi, [les prophètes] disent certaines choses d’eux-mêmes, comme cela est clair à propos de Nathan, qui recommanda à David de construire le temple, mais fut ensuite blâmé par Dieu et, comme en se rétractant, l’interdit à David de la part de Dieu. Toutefois, il faut tenir que tout ce qui est contenu dans la Sainte Écriture est vrai, autrement, celui qui aurait une opinion contraire à cela serait hérétique. Mais les interprètes, dans les autres choses qui ne relèvent pas de la foi, ont dit beaucoup de choses comme elles leur paraissaient, et c’est pourquoi, dans ces choses, ils ont pu se tromper. Cependant, ce que disent les interprètes n’exige pas qu’il soit nécessaire de croire à eux, mais seulement à l’Écriture canonique, qui se trouve dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.

Voyons comment Thomas développe son argument. Le début du quolibet n’est pas décisif. A la fin du sed contra (Cependant) j’ai l’impression de voir le vieux réflexe évangélique du St Esprit comme guide individuel à l’interprétation, mais ca peut tout aussi bien être une projection évangélique de ma part. C’est surtout dans le corps de la réponse que se dégage vraiment l’orientation.

Thomas d’Aquin commence son raisonnement en insistant sur le fait que l’infaillibilité dans l’interprétation est un don ponctuel, et non une habitude dans notre âme. Sauf si vous êtes le Pape ex cathedra sur les sujets de foi et de moeurs. Il cite comme exemple les prophètes de l’Ancien Testament, qui pouvaient se tromper occasionnellement et n’étaient infaillibles que lorsque le St Esprit parlait à travers eux. Il en tire donc la conséquence qu‘il n’y a d’infaillibilité que lorsqu’il y a inspiration du St Esprit, et donc que les seuls textes « nécessaires à croire » sont ceux écrits par le St Esprit… dans les Ecritures Canoniques. Et comme pour être sûr qu’on ne vas pas interpréter trop largement cette expression, il précise bien « Ancien et Nouveau Testament ».

Conclusion
  • Valide-t-il que l’Ecriture fait autorité suprême?
    Oui, par: «  Toutefois, il faut tenir que tout ce qui est contenu dans la Sainte Écriture est vrai, autrement, celui qui aurait une opinion contraire à cela serait hérétique »
  • Valide-t-il que l’enseignement de l’Eglise est soumis aux Ecritures?
    Oui, par: « Mais les interprètes, dans les autres choses qui ne relèvent pas de la foi, ont dit beaucoup de choses comme elles leur paraissaient, et c’est pourquoi, dans ces choses, ils ont pu se tromper. Cependant, ce que disent les interprètes n’exige pas qu’il soit nécessaire de croire à eux, mais seulement à l’Écriture canonique, qui se trouve dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.«
  • Valide-t-il que l’enseignement de l’Eglise fait autorité aussi loin que le permet l’Ecriture?
    Oui, par les mêmes mots.

Le quolibet 12 valide donc les éléments de Sola Scriptura.

De Veritate

La référence précise est: De Veritate, Q14 Article 10, Réponse 11

Les moyens par lesquels la foi vient à nous sont tous hors de soupçon. En effet, nous croyons aux prophètes et aux apôtres parce que Dieu leur a rendu témoignage en faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 : « confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs écrits.

Nous croyons aux apôtres parce qu’ils ont le témoignage de Dieu… et nous croyons aux successeurs des apôtres que lorsque ce qu’ils disent est compatible avec ce que disent les apôtres. En pratique, ce n’est rien d’autre que Sola Scriptura.

Il est remarquable de voir que l’infaillibilité de la Tradition n’est pas liée au fait que c’est un « deuxième pilier » de la Révélation, ou un « deuxième canal ». L’autorité n’est liée qu’au fait qu’ils sont « dans les clous » de l’Ecriture.

Ah oui, et notez encore: « Annoncent les choses que ceux-ci ont laissés dans leurs écrits« . Pas dans une tradition orale passée de bouche à oreille. Ou une Tradition Sacrée complètement complètement spirituelle qui n’a rien à voir avec une enseignement transmis (tradition).

Conclusion
  • Valide-t-on que l’Ecriture est autorité suprême?
    Oui, par: « En effet, nous croyons aux prophètes et aux apôtres parce que Dieu leur a rendu témoignage en faisant des miracles »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise est soumise aux Ecritures?
    Oui, par: « Et aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs écrits. »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise fait autorité, aussi loin qu’il est soutenu par les Ecritures?
    Oui, par la même.

Le traité de la Vérité valide donc les éléments de Sola Scriptura.

Somme Théologique, Ia Q1 a8

Je l’avais déjà commenté dans mon commentaire de la Summa:

Quant aux autorités des autres docteurs de l’Église, elle [la doctrine sacrée] en use aussi comme arguments propres, mais d’une manière seulement probable. Cela tient à ce que notre foi repose sur la révélation faite aux Apôtres et aux Prophètes, non sur d’autres révélations, s’il en existe, faites à d’autres docteurs. C’est pourquoi, écrivant à S. Jérôme, S. Augustin déclare : “ Les livres des Écritures canoniques sont les seuls auxquels j’accorde l’honneur de croire très fermement leurs auteurs incapables d’errer en ce qu’ils écrivent. Les autres, si je les lis, ce n’est point parce qu’ils ont pensé une chose ou l’ont écrite que je l’estime vraie, quelque éminents qu’ils puissent être en sainteté et en doctrine

Un grand classique des témoignages favorables, qui reprend un texte important d’Augustin d’Hippone. Ce texte réfute l’idée d’un « canal supplémentaire » de révélation (comme par exemple, une tradition orale complémentaire à l’Ecriture). Et il réfute aussi l’idée d’une autorité propre aux docteurs de l’église et aux successeurs des apôtres. Seul les apôtres méritent qu’on leur accorde l’infaillibilité (« croire très certainement… »).

Seuls les écrits des apôtres font autorité infaillible? Ce n’est peut-être pas une proclamation directe, mais une reconnaissance indirecte du principe de Sola Scriptura.

Conclusion
  • Valide-t-on que l’Ecriture fait Autorité Suprême?
    Oui, par « Cela tient à ce que notre foi repose sur la révélation faite aux Apôtres et aux Prophètes » et  » Les livres des Écritures canoniques sont les seuls auxquels j’accorde l’honneur de croire très fermement leurs auteurs incapables d’errer en ce qu’ils écrivent »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise est soumis aux Ecritures?
    Oui, par le fait que Thomas en accord avec Augustin et Jérôme reconnaissent les docteurs de l’église comme faillible et les écrits des apôtres comme infaillibles: il est naturel alors de juger que les écrits des pères soient analysés selon les écrits des apôtres.
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise fait autorité aussi loin qu’il est soumis aux Ecritures?
    Oui, puisque les Docteurs de l’Eglise n’apportent qu’une opinion probable, qui doit s’incliner devant l’opinion certaine apportée par l’études des écrits apostoliques.

Donc ST I Q1 a8 valide les éléments de Sola Scriptura.

Somme Théologique II-II Q1a9

Ah! Enfin un témoignage qui apparaît contraire ! Dans la II-II question 1, on s’intéresse à la foi-doctrine. L’article 9 pose alors spécifiquement la question: « est-il convenable que la foi s’exprime sous forme de symbole? »

L’Église universelle ne peut pas se tromper, gouvernée qu’elle est par l’Esprit Saint qui est l’Esprit de vérité ; car le Seigneur l’a promis à ses disciples en leur disant (Jn 16, 13) :  » Lorsque sera venu cet Esprit de vérité, il vous enseignera toute vérité.  » Mais quand un symbole est publié, c’est par l’autorité de l’Église universelle. Donc il n’y a rien en lui qui ne soit comme il faut.

Cette fois! Cette fois on le tient le texte mortel pour les protestants! Cette fois la « balle d’argent » qui tue le loup-garou sola-scriptura!

Bravo Thomas, tu as sauvegardé l’honneur de l’église catholique rom…

La vérité de foi est contenue dans la Sainte Écriture d’une manière diffuse, sous des modes fort divers, et par endroits obscurs, à tel point que pour l’extraire de cette Écriture, il faut beaucoup d’études et d’efforts. Tous ceux à qui il est nécessaire de connaître la vérité de foi ne peuvent y parvenir, car la plupart d’entre eux, occupés à d’autres affaires, ne peuvent vaquer à l’étude. Voilà pourquoi il a été nécessaire de tirer des sentences de la Sainte Écriture un recueil concis et clair qu’on pourrait proposer à la foi de tous. Ce n’est aucunement ajouté à la Sainte Écriture, bien plutôt c’en est tiré.

Argl. Et c’est très précisément deux paragraphes après, juste au moment où Thomas nuance sa pensée. Cette référence est donc bien une témoignage en faveur de Sola Scriptura.

Les choses étaient pourtant bien parties avec le sed contra (la première citation). L’Esprit de Vérité assistait l’Eglise, et préservait de l’erreur ses enseignements. C’était juste tellement en accord avec la théologie catholique. Mais une fois qu’on prend en compte la deuxième citation, le tableau est plus clair.

Si les symboles de l’église catholiques sont infaillibles, c’est parce qu’ils sont tirés de l’Ecriture. Sous-entendu est l’idée que l’infaillibilité de l’Eglise dépend de son degré d’accord avec les Ecritures.

Et là, pour le coup, on est carrément dans la conception protestante des conciles (du moins la conception protestante la plus positive).

Conclusion
  • Valide-t-on que l’Ecriture est Autorité Suprême?
    Oui, par: « La vérité de foi est contenue dans la Sainte Écriture » même s’il est reconnu la difficulté de l’en tirer.
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise est soumis à l’Ecriture?
    Oui, par: « Ce n’est aucunement ajouté à la Sainte Écriture, bien plutôt c’en est tiré. »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise fait autorité aussi loin que le permet l’Ecriture?
    Oui, par la même.

Donc ST II-II Q1 a9 valide bien les éléments de Sola Scriptura.

Somme Théologique II-II Q5 a3

Un autre texte clé qui est invoqué contre Sola Scriptura. Dans la question 5, on s’intéresse à ceux qui ont la foi, et l’article 3 demande plus spécifiquement: faut-il croire en toute la théologie de l’église catholique pour être sauvé? Ne peut-on pas rejeter quelque doctrine douteuse et garder le reste?

Or, ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n’adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l’enseignement de l’Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n’a pas l’habitus de la foi

Vous voyez? L’enseignement de l’église est appelé « règle infaillible et divine »! Si Sola Scriptura était vrai, alors une telle appellation serait impossible: seul celui qui désobéit à l’Ecriture n’a pas la foi, pas celui qui désobéit à l’Eglise.

Mais une exégèse attentive du texte de Thomas montre que c’est une conclusion trop rapide. Reprenons très lentement les phrases de cette citation et notamment leur articulation.

L’articulation fatale

Et pour clarifier le point, je vais devoir utiliser la « méthode par indentation » utilisée normalement pour l’exégèse biblique.

« ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première »

Qu’est ce que la Vérité Première, qui est « l’objet formel de la foi », le truc à ne pas manquer? Est ce l’Ecriture seule, ou l’Ecriture + l’Enseignement de l’Eglise? Admettons un instant que ce soit Ecriture + Enseignement de l’Eglise.

La vérité première,
révélée dans les Saintes Ecritures et l’enseignement de l’Eglise,
qui procède de la vérité première

Autrement dit: la vérité première procède de la vérité première… mais c’est n’importe quoi! Au mieux, c’est un truisme (comme l’eau est aqueuse).

Essayons la deuxième hypothèse:

La vérité première,
révélée dans les Saintes Ecritures

ET l’enseignement de l’Eglise
qui procède de la vérité première

Cette fois ci, la phrase a du sens! L’objet formel de la foi, ce que vous devez croire se trouve en deux endroits: La Vérité Première c’est à dire les Ecritures. Et un deuxième: l’enseignement de l’Eglise qui vient des Ecritures.

Autrement dit: L’enseignement de l’Eglise ne fait autorité qu’à cause des Ecritures, de façon seconde. L’Eglise a une autorité propre, mais soumise aux Ecritures, ce qui est compatible avec Sola Scriptura, comme je le disais dans les considérations préliminaires.

Oui mais dans le texte original?

Quand on en est à ce niveau de détail linguistique, on peut tout de même avoir un doute: et si jamais c’était juste une mauvaise traduction? Que dit le latin derrière? Gloria! Le texte latin est aussi accessible sur Internet.

« Formale autem obiectum fidei est veritas prima secundum quod manifestatur in Scripturis sacris et doctrina Ecclesiae. Unde quicumque non inhaeret, sicut infallibili et divinae regulae, doctrinae Ecclesiae, quae procedit ex veritate prima in Scripturis sacris manifestata, ille non habet habitum fidei »

On se rend compte dans un premier temps que mon beau raisonnement semble être faux. En effet, derrière le passage que j’ai analysé, ça ne colle pas. Voici une traduction « interlinéaire ».

« Obiectume Fidei est  veritas prima secundum quod manifestatur in Scripturis sacris et doctrina Ecclesiae.

Objet de la Foi est la vérité première selon que manifestée dans Écritures Sacrées et la doctrine de l’Eglise. »

Sauf que la phrase suivante est d’une clarté plus grande.

« doctrinae Ecclesiae, quae procedit ex veritate prima in Scripturis sacris manifestata

La doctrine de l’Eglise, qui procède hors de la vérité première dans les Ecritures Sacrées manifestée. »

Soit, en bon français : la doctrine de l’église, qui procède de la Vérité Première manifestée dans les Ecritures. Du coup, on retombe bien sur la conclusion précédente : il y a deux endroits où on retrouve la Foi – saine doctrine: dans la Bible, et dans l’Eglise dans la mesure où elle reflète la Bible.

De plus, la doctrine « divine et infaillible » de l’Eglise n’est comprise que comme exposition fidèle de l’Ecriture

Souvenez vous de la ST II-II Q1 a9 traité juste avant: pour Thomas d’Aquin, la doctrine de l’Eglise fait autorité mais non comme quelque chose d’ajouté à l’Ecriture, mais bien plutôt parce qu’elle en est tirée. La doctrine de l’Eglise n’est comprise que comme exposition fidèle de ce qui est dans la Bible, comme la Westminter pour un protestant réformé. Si donc on lit la Q5 à la lumière de la Q1, il est tout naturel de comprendre pourquoi Thomas d’Aquin dit que la Doctrine de l’Eglise est « divine et infaillible ». Un presbytérien enthousiaste pourrait dire la même chose de la confession de foi de Westminster! Ajoutez à cela que Thomas vivait au moyen-âge, où l’on était sincèrement convaincu que tous les éléments de foi étaient tenus identiques depuis l’apôtre Paul (en opposition à l’idée de développement de la doctrine introduite par Newman au XIXe siècle), et il n’y a finalement rien de si anti-protestant chez Thomas.

Conclusion
  • Valide-t-on que l’Ecriture est autorité suprême?
    Oui, par: « ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise est soumis à l’Ecriture?
    Oui, par: « l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première »
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise fait autorité seulement aussi loin que le permet l’Ecriture?
    Oui, particulièrement si l’on tient compte de la Question 1 écrite quelques pages plus tôt.

Donc ST II-II Q5 a3 valide bien les éléments de Sola Scriptura.

Somme Théologique III Q64 a2

Voilà l’argument le plus souvent cité contre Sola Scriptura. Et je dois reconnaître qu’il a plus de force que les autres.

Dans le traité sur les sacrements, Thomas vient à traiter la question: « Dieu est-il le seul auteur des sacrements? » ou bien ne s’agit-il que d’une invention humaine?

« Les éléments du rite sacramentel qui sont d’institution humaine ne sont pas nécessaires au sacrement, mais contribuent à la solennité dont on l’entoure pour exciter dévotion et respect en ceux qui les reçoivent. Quant aux éléments nécessaires au sacrement, ils ont été institués par le Christ lui-même.. qui est à la fois. Dieu et homme ; et s’ils ne nous sont pas tous révélés dans les Écritures, l’Église cependant les a reçus de l’enseignement ordinaire des Apôtres ; c’est ainsi que S. Paul écrit (1 Co 11, 34) : « Pour les autres points, je les réglerai lors de ma venue ». »

Thomas ainsi admet l’existence d’un autre canal de révélation, indépendant des Ecritures, qui est la fameuse tradition orale, qui est comprise dans ce contexte comme un ensemble d’information concrètes, transmises de bouche à oreille. Et avec en plus la citation biblique habituelle. Trop la classe. Vous voyez, protestants? Thomas d’Aquin ne soutient pas Sola Scriptura, bien au contraire.

Témoignage semblable en ST III Q25 a3

Et il y a un autre texte, tellement semblable à celui ci que je l’inclus dans la même section. Il s’agit de savoir si on peut rendre une « latrie » à une icône…

« Les Apôtres, guidés par l’impulsion intérieure de l’Esprit Saint, ont transmis aux Églises certaines traditions qu’ils n’avaient pas laissées dans leurs écrits, mais dans la pratique de l’Église, que les fidèles se transmettaient. C’est ainsi que S. Paul dit aux Thessaloniciens (2 Th 2,14) : « Tenez ferme et attachez-vous aux traditions que vous avez reçues de nous, de vive voix ou par lettre. » Et parmi ces traditions il y a l’adoration des images du Christ. C’est pourquoi on attribue à S. Luc une peinture du Christ qui se trouve à Rome. »

  • Valide-t-on que l’Ecriture fait autorité Suprême?
    Oui, puisque l’autorité des traditions citées sont basées sur les apôtres qui ont écrit les Ecritures.
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise est soumis à l’Ecriture?
    Non, car on admet aussi un corps d’informations non-écrites, et qui fait autorité égale avec l’Ecriture.
  • Valide-t-on que l’enseignement de l’Eglise fait autorité aussi loin qu’il est soutenu par l’Ecriture?
    Non, car justement il y a des enseignements normatifs en dehors des écritures.

Donc ST III Q64 a 2 et ST III Q25 a3 ne valident pas les éléments de Sola Scriptura.

Peser les témoignages

Presque! J’ai presque réussi à prouver que Thomas d’Aquin affirmait Sola Scriptura de façon consistante. Jusqu’ici, nous avons passés en revue 6 références dans les écrits de Thomas d’Aquin. Nous avons vus qu’ils affirmaient tous de façon bien claire l’adhésion à la suprématie de l’Ecriture sur la tradition de l’Eglise. Ou bien formulé autrement: la soumission de l’enseignement de l’Eglise à l’Ecriture.

Mais voilà : par ces arguments en IIIe partie, il contredit ce qui est en Iere et IIe partie.
Pour rappel, il a dit lui-même:

  • « seule l’Écriture canonique est la règle de la foi. » et soudainement une tradition orale aussi fait autorité.
  • « aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs écrits. » Et soudainement il faut croire aussi des choses qu’ils n’ont pas laissés dans leurs écrits.
  • « ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première ». Et soudainement, un élément assez central de la théologie catholique – les sacrements- n’est plus basé sur les Ecritures, ou ce qui est tiré des Ecritures, mais d’un corpus d’informations étranger à ce qui est écrit.

Je ne peux donc pas dire qu’il est certain que Thomas d’Aquin est partisan de Sola Scriptura. Que peut on en faire? Je crains de ne pas avoir d’arguments définitifs à proposer. En revanche , je peux proposer une série d’arguments qui rendent plus probable l’idée que Thomas d’Aquin est bien partisan de Sola Scriptura, en fin de compte.

Arguments pour la lecture pro-sola scriptura
  • Nous ne sommes pas dans les sections techniques sur l’autorité de la doctrine. Il y a d’autres passages dans les oeuvres de Thomas d’Aquin où l’on aborde très précisément qu’est ce qui fait autorité et dans quel sens. Ces passages là que nous avons abordés en premiers. Dans ceux-là, Thomas d’Aquin a articulé clairement en faveur de quelque chose de semblable à Sola Scriptura. Viennent maintenant deux réponses à des objections sur les sacrements. Au nom de quoi devrais je rejeter 6 passages pertinents et clairs au profit de 2 passages impertinents et hors sujets?
  • Thomas ne fait que relayer des lieux communs, ce ne sont pas des arguments à lui. L’argument de la tradition orale est un grand classique depuis la crise iconoclaste du VIIIe siècle. Thomas ne fait ici que relayer, quasiment mot pour mot la réponse convenue sur une telle objection. En revanche, les passages déjà analysés sont originaux et bien de lui. Je suggère donc que les passages pro-Sola Scriptura sont plus représentatifs de Thomas que ces deux paragraphes.
  • Thomas mentionne comme « tradition apostolique » quelque chose de faux, ce qui jette le discrédit sur le concept même de tradition apostolique orale. La légende de Luc peignant l’icône de Christ (et Marie) n’a aucune trace avant le 8e siècle. Apparemment quelqu’un a oublié de former ses disciples à cela pendant 800 ans avant de se souvenir d’une vieille icône qu’il avait reçu de Luc… Autant pour la « tradition tenue des apôtres ».  Si la « tradition apostolique » citée par Thomas contient un élément faux, combien d’autres en contient-elle? Et comment distinguer les vrais traditions orales des apôtres sans les écrits des apôtres?
  • Il n’est pas honnête de se baser sur deux textes impertinents pour ensuite faire comme si tous les autres clairs et francs n’existaient pas. Autrement dit: il ne suffit pas de crier « ST III Q25!! » pour gagner le débat. Vous devez aussi prendre chacun des témoignages auparavant et montrer que je me suis trompé.

Plutôt que de continuer la liste avec de mauvais arguments, je préfère en rester là et tirer la conclusion.

Conclusion générale

J’ai passé en revue près de 8 textes témoins de la position de Thomas d’Aquin sur la position de l’Ecriture par rapport à la Tradition. Dans tous les textes les plus importants et les plus pertinents sur le sujet, Thomas d’Aquin affirme nettement la soumission et l’infériorité de l’Enseignement de l’Eglise par rapport aux Ecritures. Autrement dit, Sola Scriptura.

J’ai aussi donné des raisons pour lesquelles 2 textes souvent cités ne sont pas suffisant selon moi pour nier en bloc tous les textes plus clairs et plus pertinents. Il faut affronter le commentaire de Jean, De Veritate etc…

Oserez vous le faire?

Source : https://phileosophiablog.wordpress.com/2018/09/24/thomas-daquin-et-sola-scriptura/

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